Se promener en Patagonie, découvrir le paradis des oiseaux exotiques à Hawaï, ou encore explorer les souterrains de Londres… Autant d’expériences qui peuvent aujourd’hui être vécues grâce à la réalité virtuelle.
Mais quel impact pour le journalisme ? Peut-on “envoyer” un internaute en Syrie grâce à ces lunettes qui offrent le don d’ubiquité ? Ou, au contraire, cette “réalité” ne serait-elle pas la phase ultime de la dé-réalisation contemporaine ? La réalité virtuelle incarne-t-elle le triomphe du virtuel sur le réel ? Alors quels sont les avantages et inconvénients de la réalité virtuelle (VR) dans la pratique du journalisme ?
Contrairement la la TV 3D, qui a fait long feu, la RV semble promise à un bel avenir : selon Statista, 82 millions d’équipements de réalité augmentée seront vendus dans le monde à l’horizon 2020. Le marché de la RV réalité virtuelle) devrait atteindre 6,4 milliards de dollars dans le monde en 2022 -autant dire que, ne serait-ce que sur le plan de l’équipement matériel, les internautes sont ou seront bientôt au rendez-vous de réalité virtuelle. Mais avec quel impact sur la presse et le journalisme ?
« Les développements dans le domaine de la RV font partie d’une série de paris que les organismes de presse font sur les initiatives futures : certains seront payants, d’autres non », écrit Zillah Watson, dans son rapport’ VR for News : La nouvelle réalité”. D’où les expériences menées par le Guardian, le New York Times ou encore la BBC, qui a créé un studio virtuel pour mieux expliquer aux jeunes de 11 à 16 ans l’actualité en Afrique.
Un festival d’initiatives
L’émission hebdomadaire “What’s New ?” (Quoi de neuf ?) est ainsi diffusée par la BBC sur tout le continent africain, notamment au Kenya, en Namibie et au Nigeria, et elle est présentée à partir d’un studio virtuel immersif.
« Cette technologie attire particulièrement les jeunes, car nous pouvons faire des choses passionnantes, comme transformer le studio en terrain de football ou en bord de mer « , explique Harriet Oliver, rédactrice en chef de « What’s New ? » Les épisodes contiennent des graphiques en 3D, des visuels colorés, des textes et des infographies, tous conçus pour rendre la couverture informative et amusante pour les plus jeunes téléspectateurs.
Via son projet Contrast VR, studio média immersif, Al Jazeera vise à attirer de nouveau l’attention sur la crise des réfugiés syriens et, plus important encore, sur les personnes prises au piège de cette crise.
Le projet, réalisé en partenariat avec l’association caritative internationale World Vision, comprend deux films tournés à 360 degrés: “Dreaming in Za’atarie”, filmé et produit par l’équipe de Contrast VR, et “7 Stories for 7 Years”, un documentaire tourné par les enfants réfugiés syriens eux-mêmes, lesquels ont été formés à l’utilisation de la technologie et à la narration d’histoires par les équipes de Contrast VR.
Succès d’audience pour l’expérience « VR » du Guardian
Changement de cap radical avec Le Guardian qui, lui, emmène les spectateurs dans les égouts victoriens de Londres grâce à la réalité virtuelle – mais à notre connaissance, et heureusement sans doute, l’option “odorama” n’est pas disponible. Underworld est notamment le premier des six projets de réalité virtuelle créés par l’éditeur pour Daydream View, l’appareil de Google permettant le visionnage de contenus de RV.
Francesca Panetta, rédactrice en chef de la réalité virtuelle au Guardian, a expliqué à Journalism.co.uk que l’éditeur voulait continuer à expérimenter le récit interactif après le succès de son projet « 6×9 VR » (qui permettait aux téléspectateurs de vivre l’isolement d’un prisonnier dans sa cellule -un projet qui a connu un succès dépassant l’audience habituelle du Guardian.)
« Le sujet du monde souterrain convient particulièrement bien à la réalité virtuelle parce qu’il s’agit d’être dans les égouts, de naviguer et d’essayer de trouver son chemin”, explique-t-elle.
Armé d’une télécommande qui fait office de lampe de poche et lui permet de définir son propre chemin lors des bifurcations dans les tunnels, le spectateur décide de ce qu’il voit, tout en étant guidé par l’explorateur et géographe urbain Bradley Garrett.
Le Guardian veut que l’expérience virtuelle demeure informative, de sorte que les utilisateurs peuvent également écouter l’historien Richard Barnett, qui explique comment la crise du choléra de la capitale a pris fin après la tragédie de la “Grande puanteur” de 1858 (Londres était alors assaillie par les effluves émanant de la Tamise, du fait de la chaleur et de l’afflux des eaux usées.)
Des expériences rentables à terme ?
Des studios virtuels, la Syrie, les souterrains de Londres… De quoi élargir l’horizon des internautes. Oui mais voilà : toutes ces expériences sont impressionnantes, bluffantes, et intéressantes, mais la plupart d’entre-elles sont gratuites. Du coup, il s’agit d’investissements destinés à amorcer la pompe et à susciter une hypothétique appétence monétisable du côté des internautes, ce qui est louable en soi.
Mais cela ne permet pas de tester réellement l’appétence du public pour cette technologie. Or, à Journalisme Magazine, nous n’avons de cesse de plaider pour le développement d’outils ou de fonctionnalités monétisables, c’est-à-dire qui peuvent à la fois être produits en série (pour les économies d’échelle), et qui soient payants, afin de de tester leur succès et d’assurer une source de revenus supplémentaire pour le média en ligne. Rien de tel avec la RV, où nous assistons à la mise sur le marché de prototypes très coûteux à produire, et qui plus est sont le plus souvent offerts aux internautes.
« La RV joue avec nos émotions »
Mais, outre un succès économique qui reste à démontrer, le principe même de la réalité virtuelle pose beaucoup de questions. Ainsi, selon Jeremy Bailenson, professeur en communication à Stanford et fondateur du Virtual Human Interaction Lab, “elle joue avec nos émotions, ce qui, dans bien des situations, n’encourage pas vraiment une prise de décision rationnelle. (…) Pour les tyrans, les terroristes et les politiciens, le fait d’alimenter ce genre d’émotions et de jouer sur le désir instinctif des gens de réagir aux menaces perçues est une stratégie qui a fait ses preuves. Je suis convaincu que la réalité virtuelle sera un excellent outil de propagande.”
Deuxième préoccupation de Bailenson: « en raison de sa nature numérique, “elle peut être facilement modifiée et manipulée”.
RV et absence de « point de vue »
La troisième réserve concerne l’absence de “point de vue” lors du tournage. “La plupart des reportages de RV sont faits par vidéo immersive, et la capture de cette vidéo peut être compliquée dans un contexte journalistique, poursuit Jeremy Bailenson. D’une part, parce que la caméra enregistre des images à 360 degrés : si l’opérateur ne veut pas être confondu avec un personnage de la scène qu’il filme, il doit sortir du plan sphérique après l’avoir configuré. Cela signifie que les événements capturés par l’appareil photo se produiront en dehors du contrôle du preneur de vue, et peut-être à son insu.”
D’où les recommandations apportées par Zillah Watson, auteur du rapport pré-cité : d’une part, afin de créer une “masse critique” à partir de laquelle la production en série de documentaires en RV soit possible, “il faut encore beaucoup plus de contenu immersif de haute qualité pour attirer les audiences vers la RV ». Et Le rapport note qu’il y a trop de plates-formes différentes à l’heure actuelle, ce qui fait qu’il est coûteux de produire du contenu pour toute une gamme d’appareils, tandis que l’accès à de la bande passante est également un problème qui empêche certains téléspectateurs de consommer ce contenu.
Prendre en compte les attentes du public
« Les fabricants de plates-formes et d’appareils doivent améliorer leur offre s’ils veulent être adoptés par le grand public « , affirme Zillah Watson. Et d’autre part, afin de mieux appréhender l’outil et de répondre aux questions déontologiques qu’il pose, une phase d’étude et de recherche et de réflexion devrait être mise en place avant tout projet de RV : “ il y a eu très peu de recherches systématiques jusqu’à présent ». En effet, les équipes « RV » des sites d’information ne connaissent pas encore vraiment les attentes du public au sujet des contenus de réalité virtuelle, de la technologie requise et du matériel nécessaire.
« Il est encore trop tôt dans le processus – nous n’avons pas eu assez de temps pour faire des tests d’audience systématiques parce que nous venons tout juste de découvrir comment créer du bon contenu « , a déclaré ZillahM. Watson à Journalism.co.uk.
Dernière réflexion pour éviter le côté “encore un gadget qui séduit plus les journalistes que les internautes” : « Jouer avec le 360° et la réalité virtuelle peut être amusant pour les journalistes, mais le public doit être placé au cœur de tout projet d’avenir sérieux pour la RV ».