Journaliste spécialisé sur les nouvelles technologies depuis 1994, membre du CA du GESTE (groupement d’éditeurs en ligne), directeur des rédactions groupe Mind, Emmanuel Parody est depuis 1994 un observateur influent de l’univers des site d’info et de leur business-models. Il retrace pour Journalisme Magazine les tendances du secteur, ses évolutions, et les perspectives pour l’avenir économique de la presse en ligne.
Comment le business model de la presse en ligne a-t-il évolué depuis sa naissance en 1994 ?
La presse en ligne a longtemps été dominée par le modèle “publicité et gratuité.” Si on imagine un curseur qui se déplace entre le business model fondé sur la publicité et la gratuité d’une part, et l’autre modèle basé sur les abonnements et les offres payantes d’autre part, on constate qu’au départ, il y a 25 ans, le curseur était axé à quasiment 100 % sur le modèle “pub et gratuité”. Aujourd’hui, le curseur va dans l’autre sens, avec le développement des abonnements et des offres payantes. Ceci s’explique par le fait que le marché de la publicité sur Internet s’est effondré, avec une valeur du CPM (coût pour mille, NDLR) qui a été divisée par 4 ou 5 en quelques années. En outre, l’apparition du “programmatique” a contribué à cette baisse de valeur -la publicité programmatique, c’est la publicité qui s’achète et se vend sans intermédiaire humain, de façon entièrement automatisée, un peu comme le trading boursier. Mais ce système d’enchères électroniques ne joue pas en faveur des sites internet : en 2020, le programmatique représente entre 70 et 80 % du marché publicitaire numérique, ce qui aggrave la position de faiblesse de la presse, qui a du mal à peser sur le marché publicitaire numérique global, qui est dominé par Google et Facebook, lesquels détiennent environ 80 à 90% de ce marché. Le curseur va donc continuer à évoluer vers le modèle abonnement et les offres payantes.
Est-ce qu’on constate des évolutions sur le marché publicitaire de la presse en ligne ?
Oui, une grosse évolution concerne la data. Avant, les sites d’informations l’utilisaient pour améliorer le ciblage des publicités de leurs annonceurs. Mais aujourd’hui, ils s’en servent aussi pour favoriser le recrutement de leurs propres abonnés. Ils mettent donc en quelque sorte la data à leur propre service, ce qui est logique. Cette logique est rendue possible par le fait que les sites des grands quotidiens bénéficient d’une masse d’utilisateurs suffisamment critique pour que l’exploitation des données soit efficace.
Avez-vous observé l’apparition de nouveaux business models ?
Oui, mais par définition, on ne les voit pas apparaître facilement ! Tout simplement parce que les sites d’information ont compris qu’il fallait segmenter leurs publicités pour leurs offres d’abonnement en fonction des types de population. Par exemple, un internaute aisé, assidu et fidèle ne verra as les mêmes offres qu’un internaute moins aisé et moins fidèle. Ce sont des propositions d’abonnement sur mesure, en fonction du profil de l’internaute. Du coup, il est difficile de les voir toutes et de les recenser -vous ne verrez que les offres adaptées à votre profil.
Ceci étant dit, je constate que les sites d’info ont aussi intelligemment tiré parti de leurs avertissements anti- Adblockers (bloqueurs de publicités NDLR) : quand l’internaute utilise un Adblocker, les sites ont maintenant la bonne idée de leur proposer des offres d’abonnement sur mesure. Pour la première fois, et c’était il y a 5 ou 6 ans-, les sites ont donc utilisé des technologies de ciblage pour afficher des messages différents selon les profils de l’internaute, et ont validé la nécessité d’un marketing différencié. Le but de la data, au fond, c’est de savoir qui est prêt à payer un abonnement, et ensuite d’aller chercher ces abonnés potentiels en ciblant leur profil, et en affichant des messages ou des publicités personnalisées. Ces exemples répondent en partie à votre question : il n’y a pas un nouveau business model unique, il y a plusieurs bonnes idées qui, ensemble, peuvent contribuer à la bonne santé financière des sites d’information.
Et quid de l’apparition de nouveaux business models à l’étranger ?
On peut bien sûr citer encore et toujours l’exemple du New York Times, qui n’a jamais lâché sur le recrutement des abonnés et qui a bénéficié d’un contexte politique favorable. A noter aussi que, pour The Economist et le Wall Street Journal, le revenu “abonnements numériques” est supérieur à celui qui est généré par la publicité en ligne. Quant au Washington Post, on ne sait pas vraiment, en fait, s’ils sont rentables.
Les journalistes devraient-t-il s’intéresser aux business models de la presse ?
Oui, franchement, ils devraient plus s’y intéresser. Ils pensent encore trop souvent que les abonnements et la vente directe sont la panacée: ce propos doit aujourd’hui être relativisé, d’autant plus qu’on ne recrute plus des abonnés en 2020 comme on recrutait des abonnés “papier” en 1980. Aujourd’hui, il faut utiliser les moyens de 2020, c’est-à-dire la data. Or on entend encore trop de journalistes dire: “il ne faut surtout pas exploiter les data de nos internautes”. Malheureusement, des attitudes de ce type expliquent pourquoi le marketing est souvent le parent pauvre des projets médias lancés par des journalistes : trop souvent, ils croient qu’il suffit de fabriquer un produit-presse d’excellente qualité pour qu’il trouve naturellement ses lecteurs et lectrices. À l’inverse, beaucoup de journalistes croient encore que la panacée, c’est de s’en remettre au moteur de recherche – celui de Google, notamment. Bien souvent, ils refusent de prendre en compte tout ce qui relève du marketing numérique -sauf, il est vrai, quand il s’agit du SEO, auquel ils ont été bien sensibilisés. Mais combien de journalistes savent, par exemple, que 50 % du lectorat en ligne accède au contenu presse via un smartphone?
Les journalistes peuvent-ils contribuer à améliorer la presse en ligne ?
Oui, bien sûr, ils peuvent notamment jouer un rôle dans l’amélioration de la mise en page des sites. Reste que je suis effaré, aujourd’hui, quand je vois le lancement de projet éditoriaux qui n’incluent aucun secrétaire de rédaction. Le niveau de relecture est alors réduit à la portion congrue, et le contrôle qualité est quasiment inexistant. En fait, il faudrait repenser le rôle du secrétaire de rédaction : il pourrait prendre en charge la gestion des contenus, l’affichage des contenus, leur visibilité sur le site. Il aurait donc un niveau de responsabilité plus élevé: une responsabilité globale sur le fond des articles, et un contrôle qualité sur l’ensemble du produit éditorial, lequel concerne le trafic, la homepage, etc.
Pour les syndicats de journalistes, je crois que cette redéfinition du rôle secrétaire de rédaction au sein des sites d’information, c’est un véritable enjeu. Il faut noter d’ailleurs qu’à l’étranger, ces secrétaire de rédaction existent, on les appelle “content managers.” Ils existent notamment aux États-Unis, en Australie et en Asie. Là-bas, ils gèrent beaucoup de compétences. L’idéal, ce serait de pouvoir calculer la rentabilité d’un bon contrôle qualité au sein des sites d’information.
Par rapport à la presse généraliste, comment s’en sort la presse “pro” et spécialisée ?
Les modèles économiques les plus solides restent ceux de la presse professionnelle et spécialisée, avec leurs abonnements “pro” et leur vente de licences. Leur point fort, c’est que ce n’est pas l’utilisateur final qui paie, mais son entreprise. D’autre part, dès lors que ces sites ont l’intelligence de se positionner non pas seulement sur le marché de l’information-communication, mais aussi sur celui du consulting, ils changent d’univers et visent des budgets différents. Or les budgets “consulting” des entreprises sont plus richement dotés que les budgets « ‘information-abonnements-presse. » D’autres sites de presse professionnelle misent sur la veille économique : là encore, on sort des budgets “information-communication” pour aller sur des budget de veille économique, lesquels sont aussi très bien dotés financièrement.
Mais attention, ce n’est pas la panacée, car les coûts de production de ces sites qui ont des offres “consulting” et “veille économique” sont plus élevés : ils exigent une certaine qualité, de la rigueur et de la méticulosité
Votre dernière remarque est surprenante, dans la mesure où, normalement, “la rigueur et la méticulosité” devraient aussi être centrales pour la presse en ligne généraliste ?
Oui, mais vous savez, il y a “qualité” et “qualité”. Pour beaucoup de sites de presse en ligne, un article de qualité est un article qui fait le buzz, qui est beaucoup retweeté, qui se diffuse bien sur les réseaux sociaux, et qui génère une certaine audience. Il faudrait sans doute remettre à l’honneur la notion de qualité fondée sur la méticulosité et la rigueur que défendent les secrétaire de rédaction, par exemple. Or ils tendent à disparaître au sein des équipes des sites d’informations. Je me suis longtemps battu au sein de plusieurs sites d’info pour pérenniser l’emploi des secrétaire de rédaction, mais aujourd’hui je préfère parler aux investisseurs de “contrôle qualité”, c’est une notion qu’ils comprennent beaucoup mieux. En effet, quand je leur dis “secrétaire de rédaction”, ils imaginent un journaliste qui ne produit aucun article, alors que quand je leur dis “contrôle qualité”, je fais référence à un processus qui est totalement accepté dans leurs autres activités, notamment industrielles, où personne ne le considère comme superflu.
Est-ce que l’achat des articles à l’unité est un modèle qui fonctionne ?
En fait, non, ça ne marche pas vraiment, c’est plutôt marginal. Il y a eu des exemples d’achat à l’unité ou d’achat de packs d’articles comme avec Presse News ou Nice-Matin, mais à l’heure actuelle, il s’agit surtout de revenus d’appoint. L’obstacle principal, c’est qu’il faut mettre en place tout un système de paiement spécifique pour permettre ces achats d’articles à l’unité, ce qui s’avère assez lourd à mettre en place. En outre, ces offres risquent de brouiller le message marketing en complexifiant l’acte d’achat, à cause notamment de l’augmentation du nombre d’offres abonnement, d’offres premium, d’articles à l’unité, de packs d’articles, etc. Mais tactiquement, il faut souligner que ce modèle est utile, parce qu’il permet à l’internaute de faire le premier pas pour être enregistré dans le système.
Que donne l’alliance Gravity, qui a vu des sites d’informations, des opérateurs télécoms comme Orange ou SFR et des distributeurs comme Darty mettre leurs data en commun pour proposer une alternative à l’offre data des GAFA ?
Oui, effectivement, ils ont mis leurs data en commun, mais attention : bien évidemment, les sites d’info ne donnent pas leurs data aux sites d’info concurrents ! En revanche, ils exploitent leurs data en commun, ce qui est censé leur donner une masse critique pour peser sur le marché publicitaire. Ceci dit le résultat financier de cette alliance semble décevant.
Le kiosque numérique ePresse est-il financièrement intéressant pour les titres de presse numérique?
C’est un apport marginal. Altice aussi avait fait une tentative intéressante avec son kiosque numérique, puisque les clients SFR étaient abonnés de facto à ce kiosque “presse numérique” sans même l’avoir demandé -mais il s’est avéré qu’il s’agissait surtout d’une astuce permettant à plusieurs entités ou services d’Altice de bénéficier d’un taux de TVA très favorable en principe réservé à la presse. Ceci dit, les kiosques numériques sont intéressants car les “achats tiers numériques”, comme on les appelle, sont en pleine croissance. Et leur croissance compense la baisse de la diffusion papier. En fait, c’est un billard à trois bandes : la diffusion du papier chute, c’est vrai, mais il se trouve que l’OJD a accepté d’auditer les ventes des éditions PDF numériques de ces kiosques lors de ses mesures d’audience. Du coup, l’inclusion des pages de pub PDF dans la mesure de la performance publicitaire permet de conserver de bonne audiences globales, incluant ces pages de pub PDF et les pubs papier, et donc de maintenir le tarif publicitaire des pages publicitaires. Ces éditions PDF numériques accessibles via les kiosques comme ePresse sont en quelque sorte un troisième produit publicitaire entre la presse papier et les sites d’informations.
Est-ce qu’il ne faudrait pas inventer une carte de paiement universel réservée aux produits presse afin de faciliter les paiements, les abonnements et les achats d’articles à l’unité ?
Mais ça existe déjà, ça s’appelle le “Pass culture” ! (Rires.) Bon, ça ne concerne que les jeunes de 18 à 19 ans mais c’est un premier pas. Ceci dit il y a déjà eu des tentatives qui n’ont pas abouti, parce que le vrai problème, c’est de savoir pour quelle raison quelqu’un va sortir sa carte bancaire pour payer un produit presse. Que la carte soit universelle ou non ne répond pas à la question. Il va subsister un problème marketing si cette carte universelle de paiement pour des produits presse existe un jour : qui va payer pour sa promotion ?
Propos recueillis par Laurent Calixte
Emmanuel Parody dirige les rédactions de mind Media, un service d’information professionnelle spécialisé sur l’économie des médias et de la publicité en ligne. mind Media s’adresse aux dirigeants des médias, régies, adtech, agences et annonceurs, en leur proposant des informations exclusives, des décryptages et des interviews de fond.