Excellente nouvelle pour la presse en ligne : l’élasticité-prix n’y existe pas.
“L’élasticite-prix”? C’est la façon dont un prix de vente impacte le volume des ventes. L’élasticité du prix est forte si une hausse de prix entraîne une forte baisse des ventes. À l’inverse, l’élasticité-prix est faible si une hausse du prix n’entraîne que peu ou pas de baisse des ventes.
C’est ce que montre la courbe ci-dessous, montrée à titre d’exemple : à 10 dollars les 500 grammes, on vend très peu de Cheerios (céréales.) Mais si le prix est égal ou inférieur à 3 dollars, il s’en vend plus de 20 000.
Comment les choses se passent-elles dans la presse en ligne? Quelle influence le prix abonnement des sites d’information a-t-il sur leurs ventes?
Pour le savoir, Journalisme Magazine a passé au crible 45 sites d’infos français et étrangers (Wall Street Journal, New York Post, Washington Post, Bild, Corriere della Sera, Le Monde, Le Figaro…) Et a étudié leur nombre d’abonnés numériques, le prix de vente des abonnement, et leurs chiffres d’affaires “abonnements numériques”.
La liste des titres étudiés ainsi que les chiffres mentionnés ici sont issus d’une étude internationale de la FIPP (fédération internationale de la presse périodique) sur les abonnements en ligne de 45 sites d’information.
Le résultat a pris la forme d’un tableau (le tableau complet -et lisible- se trouve ici) :
L’idée était de savoir si le résultat serait logique et cohérent : est-ce qu’un prix élevé entraîne un nombre réduit d’abonnés, et est-ce qu’un prix bas se traduit par un nombre d’abonnés élevé?
Bien entendu, les deux politiques de prix sont parfaitement acceptables, l’une n’est pas meilleure que l’autre. En effet, un petit nombre d’abonnés payant un abonnement à un prix élevé peuvent rapporter autant d’argent que beaucoup d’abonnés payant un d’abonnement à bas prix. Reste que les résultats constatés sont étonnants, et nous l’avons dit, encourageants.
Ils sont étonnants car il n’existe pas vraiment de corrélation entre le nombre d’abonnés et le prix de vente de l’abonnement :
(Cliquer ici pour voir le graphique en grand)
À première vue, on constate l’existence d’une sorte de « gros tas de points bleus », en bas à gauche. Rien à voir avec la belle courbe régulière des Cheetos. Le nombre d’abonnés tourne autour de 150 000, et ce quelque soit le prix, qu’il soit de 3,65 ou de 30 euros.
Et à y regarder de plus près, on constate que la corrélation entre le prix et le nombre d’abonnés est extrêmement faible, à savoir – 0,03 (une corrélation est dite “faible” quand elle se situe entre -0,5 et 0, voir tableau ci-dessous.)
Autrement dit, un prix élevé n’a qu’une incidence très faible sur le nombre des abonnés d’un site.
Ainsi, par exemple, malgré son prix exorbitant de 36,99 dollars mensuels, le Wall Street Journal affiche plus de 1,3 million d’abonnés. Tandis que des sites comme Extra Bladet, La Nacion ou El Diario n’affichent que 40 000, 82 000 et 20 500 abonnés au compteur malgré leur prix très bas (de 4 à 5 euros mensuels).
Cette décorrélation devient flagrante quand on zoome sur un seul titre, comme celui du Monde.
Le nombre d’abonnés « numériques » au Monde est en effet passé de 30 000 environ en 2010 à 160 000 en 2019 (voir graphique ci-dessous, source ici.)
Mais quand on compare l’évolution du prix de l’abonnement et l’évolution du nombre d’abonnés, les résultats sont aberrants : une très forte hausse du prix (150% en en 2011) se traduit par… une hausse du nombre d’abonnés (16%). Et une très forte baisse du prix de l’abonnement (-45%) se traduit par… l’une des plus faibles hausses du nombre d’abonnés de toute cette période 2010-2019 (15%.)
Ce phénomène d’insensibilité au prix trouve sa traduction paroxystique avec l’analyse des performances des sites dont le prix est peu ou prou égal au prix médian (11,67 euros). En toute logique, ils devraient tous avoir à peu près le même nombre d’abonnés. Or le nombre d’abonnés varie du simple au centuple selon les sites, alors que leur prix est quasi identique ! (Voir tableau ci-dessous)
Que signifie cette bizarrerie ?
Elle signifie que les sites d’information n’ont pas trouvé de standard de qualité.
Pourquoi ? Parce que deux des “piliers” de leur mix sont mal définis : le prix, et le produit.
Le prix, on l’a vu, semble choisis au petit bonheur la chance, ou « pour faire comme les autres. »
Et le produit, lui, pose problème en terme de marketing.
Considérons le marché automobile. Il est facile de définir une voiture haut de gamme : grandes dimensions, grosse puissance, vitesse potentielle élevée, équipements sophistiqués et nombreux. Idem pour le bas de gamme : petites dimensions, faible puissance, peu d’équipements.
Mais pour les sites d’info ? Quels sont les trois critères essentiels qui vous viennent à l’esprit pour déterminer si un site est haut de gamme, moyen de gamme ou bas de gamme ?
Le prix ? Mais non… Le prix n’est que la conséquence de l’appartenance d’un produit au haut de gamme ou au bas de gamme.
La qualité ? D’accord, mais comment la définissez-vous ? Par la récence des infos? L’absence de coquilles, de fautes de français, d’erreurs factuelles? Non : ces critères sont des critères de base. Même un site bas de gamme doit être dépourvu de coquilles ou d’erreurs factuelles -de même qu’une voiture, même bas de gamme, ne doit pas exploser au démarrage.
Alors est-ce la pertinence des analyses? La mise en scène de l’info? Le graphisme du site? Son expérience utilisateur? L’engagement des lecteurs et lectrices? L’interaction avec la rédaction? Un peu de tout ceci? Mais alors comment les sites mesurent-ils l’appétence des internautes pour tel ou tel critère ? Comment testent-ils leur intérêt pour l’UX ou l’interaction avec la rédaction s’ils ne modifient pas leur prix quand l’UX change ou qu’une plate-forme d’interaction est mise en place ?
Le prix et la qualité étant mal ou peu définis, seuls les deux autres piliers du marketing semblent fonctionner : la distribution (Internet), et la publicité (publicité sur Internet, SEO, image de marque des sites.)
Les prix des sites semblent ainsi choisis au petit bonheur la chance, sans qu’il n’existe de corrélation avec leur qualité perçue.
Si c’était le cas, la courbe ressemblerait à une courbe d’élasticité-prix classique, comme celle des Cheerios : une courbe décroissante, avec un prix élevé entraînant peu d’abonnés, et un prix peu élevé entraînant de nombreux abonnés.
Ici, rien de tel : des sites au prix exorbitant se retrouvent avec un nombre d’abonnés élevé, et des sites très peu chers n’ont qu’un très faible nombre d’abonnés.
Ce qui ouvre des perspectives réjouissantes pour la presse en ligne : cette incohérence au niveau de l’élasticité-prix montre que le problème de la presse en ligne n’est pas un problème de prix, mais un problème de qualité perçue (laquelle, et nous insistons sur ce point, n’est pas définie avec des critères clairs et objectifs.)
Réfléchir à la notion de « qualité perçue », et adapter le prix à cette qualité perçue, c’est un bon moyen pour les sites d’info et les sites d’info indépendants de sortir du marasme de la non-rentabilité.
D’où un espoir pour l’avenir ; c’est en définissant et en travaillant la qualité (et non en baissant le prix) et surtout en augmentant le rapport qualité/prix de ses abonnements que les sites d’information pourront s’engager sur la voie de la rentabilité et de la prospérité.
Laurent Calixte
(Sources de l’évolution des prix du site du Monde : 2010, 2011, 2012, 2013, 2014, 2015, 2016, 2017 , 2018, 2019)