Comment les rédactions gèrent-elles leurs relations avec les lecteurs ? Comment font-elles fructifier ces relations ? Les « services-lecteurs » peuvent-il révolutionner le modèle d’affaires des médias ? Un levier décisif pour mener les sites d’info sur la voie de la rentabilité. Nous avons posé la question à 5 professionnels de la presse.
LE PARISIEN
Pierre Chausse, directeur adjoint des rédactions
Le Parisien est connu pour sa proximité avec ses lecteurs : vous écrivent-ils beaucoup ?
Oui, nous recevons entre 40 et 50 messages par jour via notre formulaire « contacter la rédaction« . Et nous recevons un très grand nombre d’idées d’articles par ce canal, comme celui sur l’augmentation du nombre de rats à Paris, ou celui sur le Levothyrox. D’ailleurs, pour améliorer la relation entre les lecteurs et la rédaction, nous avons remplacé le pavé unique « Nous contacter » par deux pavés distincts : « contacter la rédaction« , d’une part, et un pavé qui incite à l’abonnement, d’autre part. Les mails destinés à la rédactions sont ensuite dispatchés sur les boîtes mails de l’ensemble des journalistes, et ils peuvent aussi être ciblés puisque les lecteurs peuvent choisir de contacter un journaliste « Economie », ou « Culture », ou « Politique », etc.
Est-ce que vous avez mis en place un système qui permette de savoir si un lecteur qui a reçu un bon contact a tendance ensuite à s’abonner ?
Alors pour l’instant, non, nous ne sommes pas en mesure d’évaluer si un bon contact avec un lecteur va amener celui-ci à s’abonner, même si bien sûr il existe certainement une corrélation entre la satisfaction d’un lecteur bien accueilli et sa propension à s’abonner.
Quelle est votre stratégie vis-à-vis des réseaux sociaux ?
Elle est en train d’évoluer, car nous étions jusque-là dans une stratégie de diffusion des contenus sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux, mais aujourd’hui, cette politique rapporte moins qu’avant en termes d’audience car Facebook est en train de couper un peu les vannes. Du coup, nous privilégions la création de groupes Facebooks fermés autour de certains sujets ou thématiques. Cette politique est très utile pour garder un lien avec des lecteurs, pas forcément très nombreux dans chaque groupe, mais très impliqués, comme des groupes fermés pour les supporters du PSG ou les fans de séries Netflix.
Avez-vous déjà calculé combien vous rapportait votre présence et votre activité sur les réseaux sociaux ?
En fait, c’est quasi impossible à calculer. De même qu’il n’est pas possible d’évaluer l’impact financier des groupes Facebook.
CASH INVESTIGATION
Emmanuel Gagnier, rédacteur en chef de Cash Investigation
Comment Cash Investigation s’est-il organisé pour faire face à l’afflux potentiel de courriers et de mails ?
Nous recevons une dizaine de d’appels téléphoniques et un vingtaine de courriels par jour -mais entre quarante et cent après la diffusion d’une émission. Car beaucoup de gens nous écrivent pour nous donner des informations, mais, souvent, hélas, après la diffusion de l’émission… Les gens nous contactent directement, via l’adresse mail de Premières Lignes, la société de production-j’ignore d’ailleurs comment ils finissent par la trouver, nous ne la communiquons pas trop ! Nous recevons aussi des courriers via le Médiateur de France-Télévisions, qui nous transmet les courriers qu’il reçoit et qui concernent Cash Investigation. Les téléspectateurs nous écrivent souvent pour nous féliciter, parfois pour nous critiquer, et ils nous font aussi « remonter » leurs histoires personnelles, ou nous demandent de nous pencher sur telle ou telle situation particulière.
L’assistante de la rédaction, Mathilde Bongeat, leur répond toujours. Et quand l’histoire nous intéresse, nous rappelons la personne : l’info révélée peut parfois s’intégrer dans un reportage en préparation, ou même donner lieu à un témoignage dans le reportage.
Recevez-vous beaucoup de messages via les réseaux sociaux ?
Oui, ils constituent l’autre outil de prédilection pour communiquer avec les téléspectateur. D’ailleurs, au moment des diffusions, quasiment toute l’équipe lit les tweets du hashtag #cashinvestigation pour mesurer les réactions à chaud, prendre le pouls de l’audience… Nous avons constaté, empiriquement bien sûr, qu’il existe une corrélation entre le nombre et la teneur des tweets, et l’audience qui sera ensuite mesurée par Médiamétrie. Nous pouvons voir aussi en temps réel, avec Twitter, quelles sont les séquences qui font le plus réagir les téléspectateurs. En matière de chiffres, nous avons 194.000 abonnés sur Facebook, et
13000 followers sur Twitter. Pendant la diffusion de Cash sur la loi Travail, plus de 40 000 tweets avec les occurrences #cashinvestigation et @Cashinvestigatigation ont été diffusés.
Elise Lucet reçoit-elle beaucoup de mails ou de courriers qui lui sont spécifiquement destinés ?
Oui, beaucoup de mails adressés à la rédaction sont en fait à destination d’Elise Lucet, qui en reçoit aussi beaucoup sur sa boîte mail -environ 400 par jour.
RUE89
Pascal Riché, grand reporter à l’Obs, co-fondateur de Rue89
Vous avez co-fondé rue89, qui appelait ses lecteurs les « riverains ». Etiez-vous pionniers dans le domaine de la relation médias-lecteurs ?
Pionniers, je ne sais pas. Mais en tout cas, à Rue89, la relation avec les lecteurs était au coeur de notre modèle, puisque notre l’idée directrice projet était « l’info à trois voix : journalistes, experts, internautes. » Nous avions refusé le modèle classique, vertical et descendant, puisqu’Internet permet d’instaurer facilement un dialogue, contrairement au courrier des lecteurs classique. Nous avons bâti un système permettant cette participation des internautes à l’élaboration de l’info, voire à la détection de sujets. La conférence de rédaction était même ouverte, puisque les internautes pouvaient y participer via un tchat -pas via la vidéo, en revanche, car nous ne voulions pas révéler à la concurrence les sujets que nous allions traiter ! A chaque fois, ils étaient une vingtaine environ sur le tchat. La contribution des internautes était importante : disons qu’en gros, un tiers des sujets, des témoignages et des tribunes venaient des lecteurs. Le jour où Le Monde a mis en home-page un témoignage d’un de ses lecteurs, nous nous sommes dit que, sans être pionniers, nous avions contribué à lancer une tendance.
Avez-vous observé une corrélation entre l’importance du nombre de visiteurs uniques et celle du nombre d’inscrits ?
Il n’y avait pas forcément de corrélation entre le nombre de visiteurs uniques et le nombre de « riverains » inscrits sur le site : nous pouvions compter 2,5 millions de visiteurs uniques chaque mois, et le nombre d’inscrits a pu dépasser les 100.000. Nous avions un succès d’audience, mais en revanche cela ne se traduisait pas en termes de monétisation, puisque le site était entièrement gratuit, même pour les inscrits, et que nous ne pouvions compter que sur la publicité.
Est-ce que les journalistes jouaient le jeu et dialoguaient vraiment avec les internautes ?
Oui, les journalistes étaient fortement incités à répondre aux commentaires intéressants, et même à mettre à jour leurs articles en fonction des réactions et courriels reçus : correction en cas d’erreur, ajout en cas de nouvelle information, voire nouvel article potentiel si l’info était conséquente. Et ça nous a été très utile pour consolider notre crédibilité. Un jour, un ancien agent des services secrets a publié sur Rue89 un article selon lequel, même si vous éteignez votre portable, et même si vous retirez la batterie, les services secrets peuvent vous écouter. L’article a fait 300.000 vues, mais il a été très contesté par des lecteurs. J’ai alors demandé à un journaliste de faire une contre-enquête : l’info était exacte. En fait, il existe dans les portables une petite batterie, qui fonctionne même quand on a retiré la batterie principale. C’est cette petite batterie qui permet notamment à l’horloge de votre portable de continuer à fonctionner même quand vous l’éteignez…
Quelles innovations techniques avez-vous mis en place ou employé concernant l’apport des lecteurs ?
Nous avons mis en place un système de classification des commentaires aux articles : les commentaires appréciés par les internautes remontaient automatiquement, et les moins appréciés descendaient vers le bas de la page. Ainsi, au bas de l’article,les commentaires les plus pertinents étaient vus en premier.
NICE-MATIN
Benoît Raphaël
Consultant média et digital, consultant pour le nouveau service digital de Nice-Matin.
La relation entre les médias et leurs lectrices et lecteurs a-t-elle changé récemment ?
En fait, nous avons carrément changé d’époque : et oui, la relation des médias/lecteurs-clients a évolué car aujourd’hui, les enjeux principaux sont doubles. D’une part, restaurer la confiance des lecteurs, puisque du fait de l’avalanche de fake news sur les réseaux sociaux, il y a un risque de perte confiance globale et une demande pour plus de véracité et d’exactitude de la part de lecteurs qui veulent être rassurés quant à la fiabilité des infos auxquelles ils sont exposés. Et d’autre part, le lecteur-client ne doit pas seulement être rassuré, il doit aussi être considéré. Ainsi, pour les sites d’info, le « service-client » ne peut plus être un simple « service après-vente », il est appelé à devenir un vrai support d’innovation, voire un centre de R&D et d’innovation, où le « design thinking », une méthode qui met à contribution l’utilisateur final, est mise à l’honneur. Cette démarche inverse la démarche classique : avant, de nouveaux produits étaient lancés, les « lecteurs-clients » les utilisaient, et le « service après-vente » traitait leurs remontées, remarques et réclamations. Aujourd’hui, c’est l’inverse : le « service lecteurs-clients » est amené à inventer de nouveaux produits pour les lecteurs-clients, lesquels participent à leur élaboration, avant leur lancement et leur mise sur le marché.
Avez-vous des exemples qui illustre cette évolution ?
Oui, le New York Times a par exemple complètement refondu son Readers Center : désormais, c’est un élément central, une plaque-tournante vers laquelle convergent le courrier des lecteurs, les plaintes, et le marketing avec notamment le test de nouvelles idées ou d’initiatives, et des appels à contribution. A Nice-Matin, le directeur du numérique Damien Allemand et son équipe ont construit une communauté, puis redéfini l’offre-abonnés, puis lancé de nouveaux produits. A l’occasion du rachat du journal par ses salariés, et suite la relance du titre, Nice-Matin a voulu comprendre l’utilité d’un journal local pour sa communauté. Ils sont arrivés à la conclusion qu’il fallait impliquer les lecteurs, trouver des solutions à des problèmes locaux, et ont donc mis le cap sur le « journalisme de solutions. » L’accent a été mis sur le développement des offres payante, puisqu’elles créent des liens plus forts. Les abonnés sont encouragés à proposer des idées d’articles ou de reportages. Le journal a aussi créé des groupes Facebook fermés, où ils apprennent par exemple comment travaillent les journalistes du titre. Et Nice-Matin a également lancé une opération de crowdfunding pour renforcer l’engagement de ses lecteurs-clients.
Quels résultats ont été obtenus suite à ces changements ?
Suite à toute ces initiatives, le nombre d’abonnés a triplé, passant de 2.500 à 7.000, le chiffre d’affaires « numérique » est passé de 500 000 euros à 5 millions d’ euros, et tout ça en trois ans à peine. Quant au taux de clic sur les articles « solutions », il a été multiplié par 2, le temps de lecture moyen de ces articles est passé à 4 minutes avec pointes à 8 minutes, au lieu de 2 minutes par articles en moyenne auparavant.
Comment le journal est-il organisé en interne pour accueillir le flux d’appels ou de mails venant des lecteurs ?
Au coeur du système, il y a trois personnes. Une personne qui anime la communauté, une qui gère le service-clients, qui est volontairement installée au coeur de l’open space et qui reçoit 15 à 20 coups de fil par jour , et enfin une personne qui est « data analyst », et qui nous aide pour les prises de décision. Nous utilisons aussi les réseaux sociaux, car nous avons fait en sorte de créer énorméments de points de contacts avec le journal : des Facebook Lives, des sondages pour déterminer les prochains sujets, etc…
L’équipe du journal va-t-elle à la rencontre de ses lecteurs ?
Oui, bien sûr : deux ans après la relance du titre, le journal est allé à la rencontre de sa communauté, ils ont posé des questions sur les souhaits des jeunes, environ mille personnes ont répondu, ce qui a permis l’élaboration d’une offre pour les enfants de 7 à 13 ans, qui n’aurait jamais été imaginée sans ce processus. Du coup, Kid Matin sera lancé courant 2018, et on peut considérer que c’est le service-client qui a créé ce nouveau produit, élaboré avec les enfants et les parents.
Est-ce que vous avez imaginé offrir une « carte de lecteur » aux abonnés ou aux internautes inscrits sur le site ?
Non, nous ne leur proposons pas de « carte de lecteur », ça ne les intéresse pas, ils préfèrent l’engagement et le sens. Par exemple, la participation à nos groupes Facebook fermés : le groupe Facebook du journal compte 1.300 membres, et le groupe Facebook que nous avions monté pour développer l’entraide lors des intempéries a compté jusqu’à 10.000 membres.
Combien rapporte financièrement à Nice-Matin cette implication des lecteurs ?
Nous ne disposons pas de « metrics » du type : « une réunion 50 personnes rapporte tant d’abonnés« . Au niveau du coût, trois personnes sur 25 s’occupent à temps complet des abonnés, et l’offre « solutions » peut mobiliser jusqu’à 5 journalistes. Mais pour les résultats globaux, je rappelle juste les chiffres que j’ai cités : en trois ans, le nombre d’abonnés a triplé, et le chiffre d’affaires « numérique » a été multiplié par dix.
Pensez-vous que la presse française est en avance quant au développement des relations avec les lecteurs ?
Non, à part quelques nouveaux titres lancés récemment, ou à part quelques médias classiques qui ont réussi leur transformation digitale, nous ne sommes pas en avance pour ces nouveaux services lecteurs. Beaucoup de médias en ligne, mainstream ou « pure-players », avaient une logique de « data marketing » : audiences à atteindre, audiences qu’il faut transformer en membres gratuits, puis en abonnés, etc… Mais leur taux de réabonnement n’était pas très bon, et il leur était difficile faire croître la base abonnés, alors ils se rendent compte qu’au fond, créer un lien durable de relation et de confiance permet de faire grandir cette base-abonnés et surtout d’allonger la durée de l’abonnement.
Aux Pays-Bas, par exemple, le journal De Koresponsdent a non seulement levé 1 million d’euros en crowdfunding, mais ils ont aussi construit leur modèle d’affaires sur la relation-lecteurs et impliquent vraiment les lecteurs dans la vie du média. On peut citer aussi The Atlantic et son club de lecteurs. Pour en revenir à la France, des sites comme Brief.me s’en tirent très bien. Ils ont tout misé sur la relation-lecteurs, ils analysent bien les data, et leur travail sur leur communauté est excellent. Les grands médias, en revanche, sont trop lourds et trop lents. On peut citer aussi le groupe Les Echos, qui a considérablement développé les produits et services aux lecteurs et aux entreprises, comme les conférences, qui ont explosé en 2016.
Les commentaires en bas d’articles, ou sur les forums, ou encore sur les réseaux sociaux du journal, renforcent-ils la relation avec le média, et offrent-ils un contenu de qualité ?
Avec le Web, nous avons assisté à l’ouverture des articles aux commentaires. Mais les sites se sont aperçus que beaucoup de ces commentaires étaient souvent agressifs, injurieux ou de faible niveau, ils ont donc tenté de les reporter sur leur page Facebook mais là encore, les « trolls » ont continué à sévir, donc les médias considèrent aujourd’hui ce champ de dialogue comme un échec. Mais ce champ n’a jamais vraiment été entretenu ! Car en fait, il faut vraiment s’occuper de la communauté. A Nice Matin, les « journalistes de solutions » échangent avec les gens, un journaliste peut imaginer un événement, le Community Manager s’implique aussi… et il faut ne pas hésiter à coacher les lecteurs, à les encourager et à les conseiller. Bien sûr, ça demande du temps et de l’énergie, mais c’est payant à terme.
Propos recueillis par Laurent Calixte
Interviews initialement parues dans la revue En-Contact